Trois approches traditionnelles de la Shakti

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Trois approches traditionnelles de la Shakti

Message non lu par Pointvirgule » lun. 31 déc. 2018 12:36

Les approches samaya, kaula et mishra, dans le Tantra traditionnel.
(auteur anonyme « M », sur le site https://vahanasite.wordpress.com - notes et commentaires Point virgule (Christian)
Introduction
La plupart des occidentaux s’intéressant au tantra et à l’ésotérisme en général savent qu’il existe au moins deux « voies » dans le tantra traditionnel : la « voie de la main droite » (ou dakshina marga) et la « voie de la main gauche » (ou vama marga). La plupart des commentaires plus ou moins justifiés au sujet de cette distinction proviennent à la base d’Arthur Avalon, un indologiste anglais qui à la fin du XIXième siècle, fit découvrir à l’occident, la voie tantrique traditionnelle indienne.
En réalité, il existe une infinie variété de tantra, de distinctions, d’approches techniques, un peu comme en mathématiques : on peut étudier tout aussi bien le théorème de Pythagore que les fractals ou bien les intégrales. Chaque sujet d’étude nécessite ses axiomes, son périmètre d’application, et ses différentes possibilités, divers outils afin de résoudre un même problème. Et souvent, des thématiques se croisent, et forment de nouvelles thématiques.
Par exemple, on n’associe souvent le culte tantrique qu’au culte de Shiva ou bien de Shakti, ce qui est limité, car il existe aussi des cultes tantriques vaishnava, c’est à dire centrés sur Vishnu. Enfin, les distinctions entre les différents cultes aux divinités sont aussi limitées, car il existe des cultes, et c’est souvent le cas, où plusieurs divinités sont adorées. L’exemple évident se situe dans le culte du couple Shiva-Shakti. Ou le culte de Radha-Krishna. En fait, toute distinction est limitée, et ne sert qu’à comprendre un problème d’un certain point de vue. A limiter un champ d’investigation à un périmètre donné, afin de résoudre une équation particulière, pour reprendre l’image des mathématiques.
Rappelons que le sens donné au mot tantra est « système »[1]. Tout système, quelque soit sa complexité, nécessite un cadre pour être défini, et des distinctions, pour être « décortiqué ».
Il existe une distinction faisant l’objet de beaucoup de débats en Inde, et ce, depuis plusieurs siècles ! Elle s’applique particulièrement au tantra des écoles centrées autour du culte de la Déesse. Elle est en amont de cette distinction entre dakshina et vama marga et mérite d’être étudiée.
C’est la distinction entre les approches samaya, kaula et mishra.
La distinction entre l’approche samaya et kaula est déjà évoquée dans le Lalitha Sahasranama : « Kulangana kulantastha kaulini kulayogini | Akula samayantastha samayachara tatpara | » (LS verse 37) « Celle qui est la femme de la kula, la base de la kula, la déesse du kaula, la yogini de la kula / Celle qui est akula, la base du samaya, celle qui est chère à la voie samaya » (Lalitha Sahasranama verset 37) Cette distinction est sujette elle-même à plusieurs interprétations. Voir controverses.
L’une des interprétations est historique. On parle « d’écoles » au sens de groupes de pratiquants ayant des approches différentes du culte de la Déesse. Trois écoles donc, samaya, kaula et mishra, formant des lignées de maîtres à disciples distinctes ayant évolué au cours des siècles.
L’école kaula, associée au culte des yoginis, de Kali, et au tantra du Nord de l’Inde, semblerait plus ancienne et a aujourd’hui pratiquement disparue, ou bien demeure très secrète. L’école samaya associée au culte de Lalitha, dans le Sud de l’Inde serait plus tardive. Quant à l’école mishra, on commence à en parler historiquement lors des vagues de conversion de brahmanes au tantrisme au moyen-âge.
Cette distinction n’est plus tellement valable aujourd’hui, car la plupart des lignées modernes traditionnelles, de maîtres à disciples intègrent différents éléments de ces approches dans leur enseignement et leur pratique. Par ailleurs, les écoles kaula insistent sur le culte de Lalitha et ne se limitent pas, comme on pourrait le croire en lisant les textes bengali traduits en anglais, au culte de Kali. On ne peut raisonnablement pas dire non plus que l’école samaya ne se limite qu’au culte de Lalitha. Nous voilà bien ! Il semblerait que les distinctions proposées par les universitaires à ce sujet, ne soit en réalité valables que d’un point de vue universitaire. C’est à dire qu’elles leur permettent de réaliser leurs études mais ne reflètent pas forcément le point de vue des pratiquants.
L’autre interprétation, qui n’est pas exclue de la première, se comprend en terme d’approche pratique du culte. Nous la détaillerons.
Enfin, la dernière, plus subtile, se joue au niveau de la philosophie, de la métaphysique.
Ces trois interprétations se complètent, tout étant dans tout, comme c’est toujours le cas dans le tantra. L’idée est d’essayer de percer la cohérence de l’ensemble. De distinguer, trier, pour percevoir l’unité de l’ensemble. Mais au lieu de me perdre dans les méandres de l’histoire de l’Inde tantrique, ce dont je serai bien incapable, je préfère tenter de donner un point de vue pratique sur la question.
L’approche samaya
« Akula samayantastha samayachara tatpara »
La manière dont on comprend généralement cette distinction pratique est la suivante. L’approche samaya est dite intériorisée. La Déesse est adorée dans le cœur du pratiquant. D’une manière interne, et sans la présence d’une femme réelle. La femme réelle est considérée uniquement comme étant l’énergie du pratiquant. Cette énergie se hisse vers le haut, jusqu’à éveiller le pratiquant. Le but de cette voie est d’atteindre LA Femme, c’est à dire l’énergie divine. La présence de Dieu. Le parcours est totalement intériorisé, et le monde, bien que perçu, est peu à peu délaissé. L’homme marié, au sens tantrique de l’approche samaya, est en réalité un renonçant. Sa femme est l’univers entier, et toute les femmes, les vibrations de sa propre conscience, de multiples visages de son unique femme. Il est Shiva. Il est en présence de Shakti chaque instant. Il se laisse guider par cette femme intérieure. Les visages de la Déesse sont ses propres visages. Le pratiquant et les énergies transcendantales qui le traversent ne forment plus qu’un. Le pratiquant purifie son énergie par l’ascèse, on parle d’une approche « purifiée » : l’accent est mis sur les centres spirituels supérieurs du corps subtil (chakra). Les centres inférieurs sont délaissés. La pureté est systématiquement recherchée. Le sexe est abandonné.
On peut dire que c’est le pratiquant qui purifie son énergie, de par son ascèse, mais aussi que c’est l’énergie qui purifie le pratiquant. Cette distinction semble fortuite, en fait, elle est d’une grande importance pour comprendre la différence entre l’approche samaya et kaula. En effet, dans l’approche samaya, Shakti est considérée comme l’égale de Shiva. La divinité est ici évoquée non seulement dans sa polarité mais surtout dans son unité. L’être individuel (le jiva), de même que l’être universel (Shiva) fonctionne tous deux en fonction d’une même énergie, Shakti. Shiva et Shakti sont un même être qui forme un tout que l’on représente dans la tradition par l’androgyne Ardharineshvara.
L’approche samaya, bien que difficilement accessible au commun des hommes, pris dans le monde et ses enjeux, est la plus sûre. L’ascèse consiste à s’installer fermement dans une dévotion sincère, se concentrer sur l’objectif (l’éveil), de laisser son cœur s’ouvrir à la présence divine : abandonner le monde et son illusion. La Déesse fait le reste, comme une mère s’occupe de tout pour son enfant. Cela peut paraître très exigeant spirituellement et çà l’est, mais comparé aux enjeux de l’approche kaula, on peut dire que cette voie est sûre. Pour extrapoler à notre monde occidental judéo-chrétien, Paul rappelle que le ministère (la prêtrise) est ouverte aux célibataires comme aux hommes mariés. Il conseille néanmoins le célibat et promet aux époux des tribulations, des difficultés supplémentaires d’un autre ordre que celles rencontrées par un ascète célibataire.
Il a été dit que l’approche samaya est faite pour ceux qui souhaitent renoncer au monde, et n’obtenir que moksha, la délivrance finale.
Cette approche n’est pas réservée qu’aux hommes au sens du « masculin ». Les femmes ont aussi accès à cette forme de « culte » intérieur. Que la divinité d’élection en question soit de forme masculine ou féminine, le principe reste le même. Bien que dans les détails du parcours, il y ait des différences, qui peuvent s’expliquer par les différences entre l’homme et la femme, qu’elles soient naturelles ou culturelles. Il s’agit de se purifier, d’abandonner le monde et d’atteindre l’éveil, et ce, à l’aide de l’énergie sacrée, qui fait tout le travail. Le but est l’unité entre l’adorateur, l’objet d’adoration, et l’adoration elle-même. La yogini Lalla ou la soufie Rabiya ou encore Sainte Thérèse d’Avilla témoignent dans leur expérience mystique de cette approche là. La cité de Dieu de Sainte Thérèse est le Shri Yantra des hindous pratiquant le culte à Lalitha. Cette cité est perçue à l’intérieur de soi, c’est ce qui dans la tradition de la Déesse est appelé son « corps ». C’est l’architecture de notre âme, de son enveloppe la plus grossière (notre corps physique) à la plus subtile (notre conscience indivisible, le noyau de notre âme). Le lieu de la présence divine, où en son centre réside l’être véritable, le joyau du Soi.
Au sein de ce culte intérieur, il ne faut pas imaginer que l’expérience tantrique vécue ne soit que symbolique ou bien cérémonielle. Elle est vécue au delà du voile de l’illusion, l’éveil de l’énergie du pratiquant inaugure un autre mode relationnel à lui-même, aux autres et aux divinités. Le rite est dit intériorisé car il n’a plus besoin d’objets symboliques ritualisés mais se déroule dans la vie même du pratiquant dans sa réalité quotidienne. L’initiation au Shri Vidya marque l’arrêt partiel des frontières artificielles entre sacré et profane, tout étant sacré ou tout restant profane selon si l’énergie s’éveille ou non, et le degré de sanctification qu’elle opère en l’individu. L’initié perçoit dans les images de la manifestation, le jeu de la divinité, qui peu à peu se révèle. Ce culte intérieur est non-seulement intérieur mais il transcende également le monde « extérieur » en ce qu’il l’accepte pleinement comme une image reflétant une réalité autre, qui elle, est spirituelle, et traduit ce qui se joue sur le plan de l’âme.
La voie samaya n’est donc pas forcément une ascèse visible comme pourraient l’être certaines ascèses yogiques, pratiquées en lieu reculé. L’ascèse tantrique peut être pratiquée n’importe où tant que le monde devient le reflet d’un parcours initiatique intérieur. Le fruit d’une telle voie n’est pas qu’une compréhension intellectuelle, mais bien une danse énergétique ainsi que la découverte de nectars spirituels réels, qui ouvrent l’esprit à de hautes compréhensions mystiques.
La femme en question est donc l’énergie appelée Kundalini, qui n’est autre que la Déesse sous la forme de l’individu, qui, libérant l’âme de l’individu, se dévoile elle-même dans sa forme universelle. Elle dévoile Shiva, le Soi. Elle soulève le voile de l’illusion qui sépare l’individu de Dieu. Elle fait de shava, le cadavre, Shiva, le dieu. Elle éveille ainsi l’être à sa divinité véritable. Etant aussi le corps et présente dans le corps, il n’est pas rare de mesurer les effets physiques, énergétiques et neurologiques, de son éveil.
Tout tantrika doit en quelques sortes, nécessairement passer par l’approche samaya car c’est à elle que les pratiquants s’initient en premier lieu. Elle ne doit pas non plus totalement disparaître car elle forme le socle de la pratique pure de Shri Vidya[2], non mélangée à des éléments mondains. L’axe de base. L’orientation est toute tournée vers l’expérience spirituelle, le samadhi, moksha. L’âme doit apprendre à tout délaisser du monde pour ne se tourner que vers Dieu. Ca n’est que de surcroît que le reste est donné. L’approche samaya, bien qu’elle puisse embrasser parfois les richesses de la création et favoriser le désir, notamment dans les cultes de la shrikula, n’a de réelle puissance qu’en esprit, dans le pur espace du sattva, ce que Jean appelle le « culte de Dieu en esprit ». Voilà quelles devraient être les bases de toute pratique tantrique solide. C’est cette approche que la plupart des brahmanes peuvent considérer comme védique et que les sadhus pratiquent en premier lieu de par leur vœu de célibat et de renoncement.
On peut noter, lorsque l’on parle du système des chakras, que l’adoration samaya s’effectue principalement en anahata [coeur]. L’énergie s’éveille au dessus du centre muladhara [racine, région périnée bas du corps] dans un espace que l’on nomme le yonipitha ou kamarupa. Elle s’éveille et active l’énergie dans les canaux latéraux ida et pingala avant de prendre conscience d’elle même lorsqu’elle trouve le canal central, shushumna. Elle pénètre dans les entrailles de la personne, elle dénoue ses obstacles pour pénétrer plus profondément et le faire sortir de l’influence des ténèbres, par l’effort, la restriction, l’ascèse, en portant un feu de coction intérieur dans le centre du feu en manipura chakra, qui correspond au nombril. Enfin, l’adoration prend place véritablement lorsque le mantra est installé dans le coeur, en anahata chakra. De là, la science de l’âme s’exprime et la demeure est montrée, celle de l’éternel atman, le coeur spirituel de l’être, qui se fond dans le paramatman, l’absolu, en sahasrara chakra [couronne de la tête]. C’est la fin et le début du voyage. Le déroulement (krama) du rituel cosmique, vécu de l’intérieur selon une science sacrée particulière (mahavidya).
Les centres « inférieurs », muladhara, swadisthana, et manipura, sont transcendés et avec eux leurs limitations respectives : l’identité corporelle, l’instinct, le désir, et l’action. Seule demeure une présence pure et libérée dans le cœur du pratiquant, émanant l’amour universel, et enfin, la sagesse infinie. Ce sont les réalisations mystiques de l’approche samaya qui permettent cela. Non seulement, l’être se retrouve individuellement, dans son âme, son parcours, ses problématiques psychiques, confronté à lui-même puis peut-être, libéré de souffrances, mais aussi il expérimente une réalité plus fondamentale qui concerne la nature même de l’esprit : c’est la « magie » du tantra et le fonctionnement de l’approche samaya. Le moteur est le « désir » spirituel, kama, qui est remis dans les mains de Shakti, Kameshwari, « souveraine du désir », et n’est orienté que vers le but ultime: le yoga, l’union, l’éveil mystique.
L’approche kaula
« Kulangana kulantastha kaulini kulayogini »
Maintenant, essayons d’évoquer l’autre approche, l’approche dite « kaula ». Tout d’abord, les études universitaires nous renseignent qu’elle est plus ancienne : on la retrouve de l’Assam au Cachemire dés le premier millénaire ap. JC. Des savants renommés à leur époque en parlent : Abhinavagupta par exemple. Ce que l’on sait c’est qu’elle proviendrait d’un yogi appelé Matsyendranath, qui signifie « seigneur des pêcheurs ». Il l’aurait transmise à ses disciples dont Gorakhnath, le fondateur mythique du Hatha-Yoga, et aurait créé des lignées de yogi tantrika, appartenant à l’ordre familial (grihistya), c’est à dire différents des renonçants (sanyasin). Il tiendrait l’initiation kaula de Shiva et la connaissance de cette voie de son mariage avec une reine mythique du royaume de Tripura. Il s’agit en fait de la déesse Kundalini, et du travail sur le Shri Yantra[3].
La tradition évoque aussi six fils de Matsyendranath qui firent six lignées familiales de tantrika et continuateurs de l’école kaula. Au delà, on remonte historiquement au fond « kapalika », une tradition de yogi pratiquants de la voie de la main gauche, aujourd’hui appelé « aghoris ». Le culte se retrouve chez les nath-yogis dans des versions symboliques où il est adapté aux membres du « clan » selon leur état social et spirituel. Le culte samaya « moderne » provient lui des successeurs de Shankaracharya, dont Lakshmidharacharya.
Le texte le plus connu de cette tradition, et utilisé par beaucoup de professeurs de Yoga, est le Vijnana Bhairava Tantra, il est tiré du Rudra Yamala Tantra, un texte kaula très ancien, en partie perdu aujourd’huir[4].
Si on remonte encore plus loin, on arrive dans le temps mythique, au delà du temps historique, où la connaissance provient des dieux et des rishis, comme Vashista, Agastya, Durvasa, Parashuram, etc.
Or, les rishis étaient mariés. L’enseignement de Shri Vidya provient par exemple d’Agastya Muni, un sage qui trouva l’éveil dans une vie maritale, à une époque où ces distinctions entre écoles n’existaient pas encore, que l’on pourrait appeler âge d’or. Vishnu sous la forme d’Hayagriva lui révéla le Lalitha Sahasranam qui contient les mystères de cette science secrète.
On parle déjà de lui dans le Rig-Véda. Le dialogue avec son épouse Lopamudra, elle même yogini, rappelle celui du Cantique des cantiques et est marqué par le même langage symbolique. L’idée d’ivresse et de nectar d’immortalité respire dans ces deux textes classiques qui décrivent une même expérience. L’idée d’un couple sacré est centrale dans cette approche si bien qu’elle se rapproche plus de l’adoration de la déesse sous la forme de l’épouse que la déesse sous la forme de la mère.
« Lopamudra – Pendant de nombreux automnes, j’ai travaillé, matin et soir, à travers les aurores vieillissantes.
La vieillesse diminue la beauté des corps. Les hommes confiants doivent maintenant s’unir à leur femme.
Car même les anciens serviteurs de la vérité, unis avec les dieux, énonçant la vérité, sortis de leur restriction, n’ont pas atteint la fin. Les femmes doivent maintenant s’unir à leur homme.
Agastya – Ca n’est pas en vain que les dieux aident au travail, prenons tous les prétendants, gagnons nous deux, tous les concours de circonstances, un couple uni va loin.
Le désir d’un taureau vient à moi, le désir vient ici, de partout. Lopamudra fait le confiant se répandre. L’homme inébranlable fait sucer la femme fougueuse pendant qu’il ronfle.
L’élève d’Agastya – Ce nectar bu dans mon cœur, je l’adjure, quelque soit les fautes commises, pardonnez nous en raison des nombreux désirs dans notre cœur de mortel.
Agastya, creusant avec des pelles, cherchant progéniture, descendants et puissance, au regard de chacune des couleurs, sur la terre comme au ciel, prospéra. Il arriva à ses fins, qui devinrent vraies auprès des dieux. » (Rig-Véda 1-179).
Dans le type d’adoration kaula, la femme peut être une femme physique, réelle, l’épouse ou bien une concubine. Elle est le Shri Yantra lui même, et un support d’adoration privilégié. L’épouse est Parvati et doit être traitée comme telle, écoutée comme telle, servie comme telle. Mais Parvati présente de nombreux visages, certains paisibles et bienfaisants, d’autres terribles et courroucés. Ainsi, on dit de cette voie qu’elle est dangereuse car elle ne dispose pas de filtres entre le sadhaka et l’expérience directe de Shakti, quelle que soit sa forme : sattvique, rajasique ou tamasique. Il existe différentes versions du mantra à 16 syllabes qui chacune invoque tel ou tel aspect de la Shakti selon la sadhana accomplie.
L’épouse réelle n’est pas notre propre énergie, elle est sa propre énergie à laquelle on s’abandonne. Elle est notre propre énergie dans l’union et l’amour, mais aussi dans la passion et le déchirement. Cette contradiction apparente trouve sa résolution dans la non-dualité, qui constitue le socle métaphysique kaula. C’est une voie passionnée et héroïque qui ose l’union de la réalité spirituelle la plus haute avec la réalité matérielle la plus vile. Non seulement Shakti est adorée en esprit, mais aussi dans le corps charnel de l’épouse et sa geste devient la geste des dieux. Mais avant tout, la nature transcendantale de Shakti, au delà de l’intérieur (l’énergie du sadhaka) et de l’extérieur (l’épouse) est gardée à l’esprit : c’est la terre, le chemin et le fruit de la voie kula.
Il est aussi mentionné que philosophiquement, Shiva et Shakti sont perçus à égalité, sitôt que dans certains textes de cette tradition Shiva enseigne Shakti, et dans d’autres, c’est le contraire, Shakti enseigne Shiva. Leur complémentarité est mise en avant, l’alternance dans le culte aussi. Etant donné que la voie s’exprime dans le couple, à travers le partenaire, qui est la projection extérieure de la divinité, elle exprime l’unité dans la relation et la complémentarité. La non-dualité vécue dans l’approche kaula provient de l’expérience de Shakti, qui étant perçue comme la divinité suprême, unifie toute chose par sa présence. En ce sens, tantôt la relation entre Shiva et Shakti est perçue dans son jeu complémentaire, tantôt Shakti est comprise comme suprême.
La plus haute forme de la Déesse dans le culte kaula du Cachemire est appelée « para », qui signifie « au delà » : « au delà de la dualité et de la non-dualité » (Punarnava Tantra), mais aussi au delà des distinctions. La déesse est le Brahman lui-même, indifférencié.
Puisqu’il s’agit d’une lignée « guru sheila parampara », c’est à dire de maîtres à disciples, toutes les sampradaya tantriques rappellent l’identité entre le guru, le sheila, et Para, la Déesse : ce qui forme la triade, pilier de la tradition tantrique, qu’elle s’exprime dans l’approche kaula, samaya ou mishra. L’emphase ici est mise sur la Déesse comme initiatrice : c’est l’agent véritable de la transformation de Soi et de l’éveil. On dit de l’adoration kaula, qu’elle transcende plaisirs et déplaisirs, qu’elle fait des plaisirs (bhoga) un yoga, et du yoga un plaisir. La déesse adorée ainsi apporte les quatre buts de la vie : artha, kama, dharma et moksha.
La démarche est équivalente de l’épouse à l’époux, ainsi parlerons-nous de partenaire à partir de maintenant. Bien que la voie kaula ne nécessite pas en soi de partenaire physique, elle autorise la sadhana avec l’épouse ou l’époux, comme moyen de transcender le monde et pénétrer le royaume de la Déesse.
Différents niveaux de subtilités de l’expérience se découvrent en avançant sur cette voie. Tout d’abord, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le sexe n’a pas de rôle majeur, quand bien même ce sont dans les rites kaula qu’il peut y avoir consommation sexuelle réelle. Il n’est pas majeur car c’est la parole et la geste du partenaire qui enseigne avant tout, et l’union dont il est question est le pur amour, l’unité retrouvée entre deux êtres qui n’en forment qu’un, et non spécifiquement dans l’union sexuelle. Plus que çà, c’est l’union et l’amour sincère entre deux êtres qui les propulsent dans l’universel, le cosmique, le fondamental.
C’est une voie où le couple réel est perçu comme la matérialisation du couple divin. Cela peut être beau et enviable. Mais non sans pièges et difficultés, parfois fatales sur le chemin spirituel. Ça n’est pas trivialement que l’on a nommé cette voie le chemin terrible (virapantha).
Tout d’abord, on se rend compte que le partenaire est certes un soutien mais souvent, il est aussi l’épreuve, le miroir, l’enjeu, le terrain de la confrontation. Ainsi, il peut être terrible, surtout si c’est le maître qui parle à travers lui/elle.
Ensuite, si cette voie demande une confiance totale en l’autre, que l’autre est adoré comme Dieu, alors le risque est celui de l’idolâtrie et même d’attirer à soi des « démons » ou esprits corrompus des recoins sombres de l’énergie, par effet de projections. Le pratiquant peut se perdre dans un jeu de miroir et prendre des vessies pour des lanternes. Sans une discipline intérieure stricte, un tel « jeu » peut emprisonner plutôt que libérer. Le tantrika devra rester un yogi ou bien se perdre dans la maya. Le pratiquant doit donc s’ouvrir à la non-dualité directe, c’est à dire parvenir à l’unité de principe, sans tomber dans l’illusion, avant d’oser affronter le « chemin terrible » de la voie kaula : virapantha, le fil du rasoir.
Techniquement, on dit que l’adoration kaula s’effectue en premier lieu en Kamarupa [forme du désir], le lieu même de l’éveil de Shakti. On peut en déduire que les kaula sont donc à l’origine du processus même d’éveil de l’énergie (shaktipath). C’est là que çà démarre. Swadishthana [2e chakra, sphère génitale] et manipura [3e chakra, sphère solaire] sont également vivement traversés et travaillés. L’impulsion est plus basse que dans l’adoration samaya qui n’atteint le coeur que par la purification par les canaux latéraux. La Devi peut ascensionner directement, du plus profond et plus sombre de l’être jusqu’à son point de divinité (bindu). Elle tire sa puissance de la base et peut alimenter les centres dits « inférieurs ». L’expérience dépend de la qualité de l’énergie : elle peut être divine ou bien démoniaque, selon la forme qu’elle prends, sattvique, rajasique ou tamasique.
« A l’extérieur de manipura, le lotus du nombril, se situe huit pétales et un cercle. En son centre, un feu sacrificiel difficile à atteindre. Oh Déesse, ce feu sacrificiel aux quatre lignes est le Kamarupa. » (Matrikabheda Tantra).
L’imagerie présente une déesse dangereuse et toute-puissante (bhairavi) de même que des gardiens du sanctuaire aux visages terrifiants (bhairava). Bien que d’apparence rajasique ou tamasique, la puissance de l’énergie terrible dans la voie du couple tantrique, peut conduire au pur sattva, d’où un principe d’inversion sacrée appliquée, familier à la philosophie de l’école qui peut percevoir dans la chute l’élévation. Ce qui est très dangereux du point de vue du cheminement spirituel, non seulement pour le pratiquant mais aussi pour ses proches et plus directement la partenaire.
Les rites kaula peuvent être déviés de leurs buts premiers, le yoga, l’éveil mystique, l’amour, la vision de Dieu, vers de la sorcellerie, ou simplement vers la folie, la perte totale de raison, ou le déchaînement des sens, ce qui a été vivement condamné par les communautés brahmaniques et ascétiques. Les cultes rajasiques et tamasiques sont acceptés chez les kaulas et condamnés bien souvent par les pratiquants des autres approches.
L’approche kaula semble être le véhicule privilégié de la vama-marga, la voie de la main gauche. Or techniquement, la sadhana sur les divinités à adorer par le vamachara ou chinnachara, Tara, Chinnamasta, Dhumavati, etc ne nécessite pas spécialement un partenaire réel. Au contraire, il est déconseillé de pratiquer ces sadhana en couple. Ca n’est donc que par abus de langage et abus des pratiquants que l’on a associé la voie des kaula aux seuls rites de la main gauche. Cependant, il est vrai que l’enseignement kaula comporte des pratiques au sujet des poisons et à leur transformation possible en nectar. Ils évoquent également l’inversion sacrée qui consiste à percevoir l’élévation dans la chute.
L’approche kaula se situe sur un niveau de compréhension au delà des chemins empruntés (gauche ou droite), et au delà même de la nécessité ou non d’un partenaire réel. La divinité du Kaula Sampradaya reste Kulakundalini. L’énergie qui est « de la famille ». Elle désigne Shakti, la Déesse sous la forme de la mère, l’épouse, la fille et la grand-mère, en tant qu’archétypes tout d’abord mais aussi à travers la présence réelle des membres de la famille proche d’un tantrika.
A l’origine, on ne parlait ni de kaulachara ni de samayachara, ni même de kalikula ou shrikula, on parlait de la voie tantrique comme du kula, qui relève de la famille sacrée. Les chrétiens gardent ce type d’adoration avec le culte à la Sainte Famille (Jésus, Marie, Joseph). Ils adorent et tentent d’imiter la Sainte Famille. L’exercice est compris généralement uniquement sur le plan moral, hors il existe une autre compréhension, théurgique et mystique de la famille qui est rappelée ici en Inde, dans le culte de Shiva, Parvati, Ganesh et Skanda comme un tout, par exemple, et dans les pratiques tantriques.
L’approche samaya a été rappelée par les disciples de Shankaracharya à une époque où les kaulas ou kaulikas furent corrompus par leurs pratiques. Leur rite, leur magie, les avaient détournés du Yoga, vers de viles pratiques de sorcellerie, alors les saints « purifièrent » la tradition de ses excès. Certains regrettent la « brahmanisation » du Tantra, non seulement du point de vue de l’interprétation védique et de ses coutumes à respecter, mais aussi en raison d’une certaine perte de richesse dans l’expérience et les symboles. Je préfère rappeler que certains aspects du culte doivent rester secret tant ils peuvent s’avérer dangereux et faire chuter plutôt que de n’élever. De plus, la perte de connaissance mystique, réelle, entraîne souvent une surenchère de rites grotesques et superstitions malsaines, destinées à parodier le tantra véritable.
L’approche mishra
C’est lors de ce mouvement historique de « brahmanisation » du Tantra à partir de la fin du moyen-âge indien, accompagné d’un mouvement de spiritualisation effectué par les renonçants, que naît l’approche moderne « mishra » dite « mélangée ». Bien que celle-ci de fait, soit très ancienne, et remonte aussi aux rishis.
Les lignées de brahmanes portant le nom de Mishra indiquent historiquement les familles qui embrassèrent le culte tantrique en l’incluant dans le canon védique au cours de cette période de transition dans le culte hindou. Mishra était un surnom à l’origine. C’est aujourd’hui un nom de famille brahmanique très répandu dans l’Inde du Nord.
L’approche mishra a de nombreuses raisons d’être « mélangée ». Elle l’est tout d’abord puisque qu’elle intègre, elle « mélange » aussi bien des éléments de l’approche samaya que de l’approche kaula.
Elle conserve de l’approche samaya sa pureté et son lieu d’adoration privilégiée qui est l’espace du cœur, anahata chakra. Elle prends aussi des traits kaula en ce qu’elle tire sa puissance de la force de l’action en manipura chakra, sensée caractériser l’homme de famille, prêt à accomplir son devoir.
Elle autorise l’identité entre Shakti et l’épouse uniquement dans certaines conditions, après un processus de purification qui amène l’énergie à s’exprimer principalement de manière sattvique. Autrement, l’énergie est adressée en tant que mère et l’épouse est regardée comme la sœur afin de maintenir un degré de pureté qui interdit que la balance penche du côté de rajas ou de tamas. C’est donc une voie d’équilibre. La relation entre Ramakrishna et Sharada Devi est exemplaire dans ce sens.
Le lieu de l’équilibre des souffles est en anahata chakra, où le son cesse de battre, là où le coup devient mélodie d’adoration. La divinité en anahata est Mahavishnu.
L’impulsion provient du feu Agni, qui purifie l’énergie, en manipura chakra. La divinité en manipura est Shiva sous sa forme terrible Rudra.
En vishuddhi chakra [gorge], Shiva apparaît enfin sous une forme subtile et extatique, Sadashiva, qui est le siège de Mahatripura Sundari, Rajarajeshwari.
Avant d’entrer dans l’expérience tantrique, c’est à dire de rendre manifeste la geste de kula-kundalini, une série de pratiques de purification est donc nécessaire et conseillée par l’approche mishra afin de rendre non seulement l’expérience spirituelle, mais aussi l’expérience de couple, stable et bienfaitrice. Ainsi, de nombreux éléments du culte de la vama-marga ont été substitués ou bien compris dans un sens intériorisé, voir rejetés des pratiques quand bien même la voie mishra soit adressée principalement aux hommes et femmes mariés. L’approche mishra se méfie des processus d’inversion et des philosophies « par delà bien et mal » qui peut souvent servir de prétexte à tout et n’importe quoi : le bien c’est le bien, le mal c’est le mal ; ainsi elle s’attache à suivre le dharma.
L’autre sens du « mélange » est celui des énergies, et du mélange entre l’âme du monde et l’esprit de Dieu, ce mélange qui fait un vin enivrant, ce vin dont parlent les amants et les mystiques, vin de langage ou divin, l’essence contenu dans un liquide dont l’esprit se délecte de sens. Un vin qui fait un livre. Un livre qui permet au poisson de sortir de l’eau. Ce vin est adoré comme la déesse même, Sura (qui provient du barattage de la mer de lait), ou Sureshwari. L’eau est le monde, dans l’océan du samsara ou bhavasagara. L’adepte tel un alchimiste mélange les sens pour retrouver l’essence et tire d’un tel mélange l’amrita, le nectar du Soi. Tout cela concerne la voie tantrique de la kula en général, la voie d’origine, enseignée par Matsyendranath et les rishis avant lui, et qui prit chez les alchimistes comme chez les aghoris, ou aughars, adeptes de la vama-marga, le nom de somasiddhanta.
Son expression a été élaborée selon différentes approches au cours du temps : samaya, kaula, mishra. Toutes clament leur primauté sur les autres, toutes affirment être plus pures, plus directes, chacune a ses avantages et inconvénients, enjeux et difficultés, mystères et surprises. Cependant, ce ne sont que des fragments de la voie réelle, qui ne se soucie pas de ces distinctions.
M.
Notes de Point Virgule (Christian)
[1] Réserve sur cette traduction du mot « tantra » qui, étymologiquement se réfère à la notion de « tissage » et d’inter-connexion. L’idée de « système » est gênante sous le rapport où elle sous-entend un ensemble limité et fermé, alors que le « tissu » de l’univers est illimité. Le mot tantra est composé de la racine verbale tan (tendre) et du suffixe -tra, qui forme des substantifs neutres désignant l'instrument accomplissant l'action en question, et signifie : fil, continuité, chaîne de tissage d'un tissu, succession, méthode, règle, traité, d’où, en sanskrit moderne, logiciel. Selon l'interprétation traditionnelle du nirukta le mot "tantra" est relié phonétiquement aux deux mots sanskrits : tanoti (expansion), trayati (libération).
[2] Shri Vidya désigne une méthode de méditation décrite par ses adeptes comme la méditation suprême permettant de réaliser en soi l’union de Shiva et Shakti.
[3] Le shri-yantra est la figure à 9 triangles (4 droits, 5 inversés) qui figure en couverture de cet article.
[4] Voir mon article Les Failles d’Eternité - outils de méditation tantrique.

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